Descripción de la Exposición
« Il y a beaucoup de textes dans les installations d'Alfredo Jaar. D'où, on l'a dit, sa réputation d'artiste conceptuel. Mettre des textes sur les murs d'une galerie, c'est, juge-t-on, en chasser les images. Mais c'est là penser en termes d'entités et non en termes de dispositifs. L'image justement ne se définit pas par la seule présentation du visible. Les mots aussi sont matière à image. »
(Jacques Rancière, in « Le Théâtre des Images »)
Pour la première exposition personnelle d'Alfredo Jaar (né en 1956) à la galerie, nous sommes honorés de réitérer l'élément central de The Power of Words (Le Pouvoir des Mots), installation conçue en 1984 par l’artiste, architecte et réalisateur chilien, et dont le principe annonce l'ensemble des caractéristiques propres à la pratique qu'Alfredo Jaar développera au cours des décennies suivantes. Avec The Power of Words, Alfredo Jaar suggérait déjà en 1984 le pouvoir des images et la place démesurée qu’elles allaient occuper dans la vie contemporaine, depuis la domination du paysage médiatique jusqu’à l’avènement des réseaux sociaux, désormais première source d’images. Le titre The Power of Words est en ce sens ironique et la lueur rouge qui, dans l’oeuvre, inonde l’espace et déborde sur chaque image, surgit comme un avertissement. Cette présentation à la galerie Jean-Kenta Gauthier / Odéon constitue la première réitération de l’oeuvre dans sa forme originale depuis sa création.
The Power of Words (1984/2021) consiste en la reproduction d’une photographie trouvée d'une machine à écrire dont la partie supérieure qui devrait accueillir une feuille de papier, support d'un texte dactylographié, a été découpée pour laisser place à une séquence projetée de seize photographies de presse sur lesquelles figurent des femmes, des hommes, des enfants dans des situations douloureuses. Cette série d’images suggère l'indignation de l'auteur face aux crises diverses, bien qu’il ne livre aucune information textuelle sur le contexte de chaque image, comme si les capacités de la machine à écrire étaient dépassées, ou à l’inverse, dangereuses. Derrière la photographie de la machine à écrire figure un néon dont la lueur rouge envahit les images projetées et illumine l’espace.
Oeuvre de jeunesse - Alfredo Jaar a 28 ans en 1984 -, The Power of Words constitue un des tous premiers projets présentés par l'artiste depuis son arrivée à New York en 1982 après avoir quitté son Chili natal où il avait déjà réalisé, sous la dictature militaire du régime d'Augusto Pinochet, une série de projets d'envergure dont les fameuses Studies on Happiness (1979-1981) - une de ses premières « interventions publiques » comme Jaar aimera par la suite à qualifier son entreprise - ou encore le bouleversant Opus 1981 / Andante Desesperato (1981). The Power of Words abrite pourtant déjà l'ensemble des éléments constitutifs de l'oeuvre qu'il développera au cours des décennies suivantes et revêt à ce titre une dimension programmatique. L’usage de l'espace reflète les préoccupations du jeune architecte qu’il est, la machine à écrire incarne les enjeux des médias de masse, le néon préfigure l’emploi récurrent de sources de lumière, depuis la mise en avant d’un élément jusqu’à l’aveuglement du spectateur, cependant que l'emploi de photographies exclusivement trouvées dans les médias annonce le principe d'appropriation d'images et de textes. Cette dernière est la conséquence du questionnement de la politique des images qui sera à l'oeuvre tout particulièrement après 1994 quand Alfredo Jaar, de retour d'un long voyage au Rwanda entamé trois semaines après la fin du génocide, doutera de la capacité des nombreuses photographies qu'il y a faites à pleinement transmettre l'expérience et le contexte qui les a engendrées.
En ne présentant que des photographies et en s’interdisant tout élément textuel, Alfredo Jaar emploie dans The Power of Words la stratégie inverse de son installation Real Pictures (1995) pour laquelle il dissimulait dans des boîtes d'archive ses nombreuses photographies faites au Rwanda, n'offrant au spectateur que la description de l’image et le récit, inscrits sur le couvercle de chaque boîte, de l'expérience qui accompagnait chaque prise de vue. Le déséquilibre inévitable entre texte et photographie, que les médias semblent pourtant nier en publiant des images d’actualité accompagnées de légendes, constitue le point de départ de The Power of Words et de Real Pictures, avec des manifestations diamétralement opposées et néanmoins complémentaires. Ainsi, si le philosophe Georges Didi-Huberman écrit que pour Real Pictures, Alfredo Jaar « disposait quelques boîtes « minimalistes » pleines de ces lourdes images non pas inaccessibles […] mais en souffrance, en attente d'une possible, d'une future lisibilité », on peut dire de The Power of Words qu'elle est une oeuvre figurative constituée de seize images appropriées qui, partant de l'impuissance des mots à rendre compte d'une image, passent outre le contexte de chaque situation pour exprimer, comme le dit Jacques Rancière, « non la chose mais l'effet qu'elle produit ». Ce à la lueur d’un néon dissimulé dont la rougeur envahit l’espace comme le signe d’un danger. Rancière poursuit: « l'art et la politique commencent quand se trouve perturbé ce jeu ordinaire qui fait continuellement glisser les mots sous les choses et les choses sous les mots. » Dans cette désarticulation entre mots et images constitutive de The Power of Words, on retrouve le principe qui a conduit Alfredo Jaar a réaliser A Logo for America (1987), oeuvre emblématique diffusée pendant un mois à New York sur un écran Spectacolor de Times Square qui rétablit le sens du mot « America » en rappelant, à travers des images de cartes géographiques, qu'il désigne le continent tout entier et non seulement les États-Unis - une évidence pour le New-Yorkais sud-américain qu'il est.
Oeuvre séminale, The Power of Words est une installation programmatique qui témoigne du fait qu'à 28 ans, Alfredo Jaar, dont les réalisations seront par la suite célébrées dans le monde entier, embrassait déjà pleinement les enjeux de la politique des images.
(Jean-Kenta Gauthier, septembre 2021)
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Ill.: Alfredo Jaar, The Power of Words, vue d'installation (détail), Binghamton University, New York, 1984 © Alfredo Jaar Studio